« Appelons Réalité A le monde d’aujourd’hui et Réalité B le monde dans lequel nous vivrions si le 11 septembre 2001 n’avait pas eu lieu. Force nous est alors de reconnaître que le monde de Réalité B nous apparaît plus réel et plus rationnel que le monde de Réalité A. En d’autres termes, nous habitons un monde dont le cœfficient de réalité est inférieur à un monde imaginaire. »

 – Haruki Murakami

Dans un essai paru dans le New York Times1, le romancier japonais Haruki Murakami décrit une société ployant sous l’emprise du chaos entraîné par les événements du 11 septembre 2001, qu’il définit comme point pivot de l’Histoire au-delà duquel la réalité a définitivement perdu sa plausibilité. Cette chute du « cœfficient de réalité » entraîne selon lui une perte de repères pour la société en général, mais elle affecte tout particulièrement la littérature, forcée à se réaligner sur un monde insuffisemment réel. La théorie de Murakami, qui ne repose sur rien d’autre qu’un ressenti de l’auteur japonais, permet d’introduire un fascinant jeu d’esprit.

Plus généralement, et c’est peut-être plutôt à cela que se réfère le romancier, on retrouve chez de nombreux auteurs ce sentiment grandissant que le présent s’accélère, se complexifie et devient si étrange, improbable, voire irréel, qu’il en échappe à toute appréhension.

La fiction joue alors à la fois un rôle de phare et de vaisseau d’exploration de cette inéluctable perte de réalité. C’est à travers ce thème intimement lié aux littératures de genre que nous avons choisi de présenter le sommaire de ce numéro d’Angle Mort.

Dans « L’écran suivant », André Ourednik donne vie et voix à des héros de jeu vidéo dans un texte drôle et sombre à la fois, jouant à remettre en question nos perspectives par le biais de la métaphore de l’écran, longtemps quintessence de la barrière symbolique entre le réel et le virtuel.

Dans les années 80, William Gibson imaginait ainsi le concept de cyberespace, en observant des joueurs profondément immergés dans des bornes d’arcades : « S’il y a un espace derrière l’écran, et que tout le monde perçoit ces choses à un certain niveau, même métaphoriquement, tous ces espaces ne sont qu’un. »2 La Matrice, l’hallucination consensuelle de Gibson, et Internet, sa réification contemporaine, s’inscrivaient alors en opposition à la réalité.

Depuis, l’espace derrière l’écran s’est étendu, démocratisée, et cette vision dichotomique a laissé sa place à un nouvel état de fait : « Aujourd’hui, le cyberespace s’est retourné sur lui-même. »3 Ce qui est longtemps resté un refuge mineur où s’échapper ponctuellement a fini par coloniser le réel : l’endroit singulier, aujourd’hui, c’est celui où l’on est complètement déconnecté de tout réseau.

L’invasion du réel par le virtuel contribue indubitablement à la perturbation de notre référentiel de réalité, dont l’esprit peine encore à mesurer l’étendue. Ce vertige cognitif est souvent aggravé par la charge informationnelle transportée par ce réseau omniprésent. Bombardé de savoir, comme relié à une machine au débit excédant notre capacité, on adopte par réflexe une posture de défense à cette surdose de stimuli cognitifs : la procrastination.

Mis en scène par David Calvo dans « Pragmata », ce repli autarcique sur soi-même s’y exprime de manière aussi comique qu’hyper contemporaine et devrait inciter des sourires coupables chez bon nombre de lecteurs, familiers avec la paralysie intellectuelle induite par la dépendance à de nouveaux outils qui forment la structure de notre société, ou du moins celle de la jeune génération : les jeux vidéos, le Web, Facebook, Twitter, etc.

Soulagement ou malédiction, l’accès direct à ce surplus cognitif quasi-illimité agit comme un écran, psychologique cette fois-ci puisque nous sommes déjà tous passés de l’autre côté de l’écran physique. Un écran si complexe qu’il nous isole de la fiction déroutante qu’est devenue la réalité, et si riche et engageant qu’il en devient une réalité propre, locale et personnelle, qui se substitue à elle.

Cette thématique de l’isolement se retrouve dans « Véelles » d’Adam-Troy Castro où, dans la pure tradition SF, il pousse le raisonnement à l’extrême et projette à travers le prisme de l’utopie le concept de cocon dans sa forme la plus littérale : l’utérus.

Quel plus pur avatar de l’âme que le fœtus, avant son développement dans un corps qui la définit au sein de la réalité ?

Dans un monde où la biologie a été détournée pour prévenir l’accouchement, les privilégiés, les Vivants, passent leur vie dans l’utérus de divers corps-hôtes qu’ils contrôlent à volonté.

Ici, le réconfort ne se trouve pas dans l’isolement, mais dans la consommation de réalité par proxy interposé, célébrant ainsi la notion de vie par procuration via une succession d’identités secondaires et éphémères. Ce détachement n’est pas sans rappeler le processus inconscient de construction d’identité virtuelle en ligne qui, encore une fois, débouche inévitablement sur la construction d’une réalité qui entoure ce personnage dérivé de soi.

Une démiurgie à petite échelle mais qui extrapolée dans un lointain futur soulève des questions existentielles, comme dans « La maison derrière le ciel » de Benjamin Rosenbaum, où un apprenti-créateur confectionne des univers dans sa bibliothèque. Confortablement installée à la croisée de la science-fiction et de la cosmogonie mystique, cette nouvelle illustre avec poésie la tragédie d’un Créateur dont l’omnipotence se limite aux réalités qu’il a créées ; dans la réalité qu’il habite, il n’est qu’un sujet comme les autres.

De cette histoire, on peut tirer un parallèle entre le rôle commun des mythes et de la littérature dans l’Histoire : nous rassurer quant à notre place dans la réalité.

Ainsi, dans la perspective croissante des glissements de réalité quotidiens, et de la même manière qu’on peut chercher dans le mythique et la religion un sens à la vie et à l’infini, l’appui sur la littérature permet de nous réconcilier avec la réalité du présent en se projetant dans un imaginaire du réel.

Ou, comme le dit si bien Haruki Murakami, « le rôle d’une histoire est de maintenir l’équilibre du pont spirituel qui a été érigé entre le passé et le futur ».


Après vous avoir, on l’espère, mis en appétit pour ce second numéro d’Angle Mort, nous souhaitons effectuer un bref retour sur le numéro 1.

Son succès a dépassé nos espérances, tant dans l’accueil critique, en très grande majorité positif, que dans le nombre d’acheteurs, bien moins confidentiel que nous le craignions.

Nous tenions donc à remercier tous les lecteurs qui ont salué la création d’Angle Mort et nous on fait part de leur avis ou de leurs critiques constructives, ainsi que tous les acheteurs du numéro complet, dont le soutien financier aide d’ores et déjà à faire vivre et grandir la revue !

Nous avons aussi écouté vos demandes : dès ce numéro, et rétroactivement pour le précédent, nous mettrons sous peu à disposition un fichier .mobi pour les liseuses Kindle. D’autre part, nous avons cherché à constituer des interviews plus fournies pour les acheteurs du numéro (dans la mesure de la bavardise respective de chaque auteur).

Le chemin est encore long et la tâche dure, mais nous espérons continuer à vous surprendre avec des textes riches et originaux, notre échantillon trimestriel du meilleur de la littérature de genre !

  1. 1Haruki Murakami, « Reality A and Reality B », New York Times, 29 novembre 2010
  2. 2William Gibson dans le documentaire No Maps For These Territories (2000), de Mark Neale.
  3. 3William Gibson, « Google’s Earth », New York Times (31 août 2010)