De la préparation du premier numéro d’Angle Mort jusqu’à ce présent édito, nous sommes restés fidèles à la même ambition éditoriale : celle, sur la forme, de créer une plateforme numérique de littératures de genre, mais aussi et surtout celle, sur le fond, de prospecter de nouveaux territoires au sein de ces littératures. Ce second point résulte avant tout de notre frustration quant aux supports existants, que nous ne jugeons pas assouvir de manière satisfaisante notre soif de fictions explorant de nouveaux thèmes, de nouveaux courants et de nouveaux auteurs. On pense notamment aux nombreux nouveaux auteurs anglo-saxons qui tardent à être traduits en français, souvent après leur premier roman, malgré des nouvelles remarquées ou primées.

Notre démarche de prospection de manuscrits s’inscrit selon deux axes distincts : les textes anglo-saxons et les textes francophones1. Simple écart linguistique en apparence, les deux univers littéraires sont en réalité séparés par de cruciales différences et notre travail sur Angle Mort n’a fait que confirmer, voire exacerber, nos intuitions préalables quant à cette scission.

D’un côté, notre recherche de textes anglo-saxons s’organise autour d’une vaste quête de lectures, aiguillée par le buzz et infos en ligne (blogs, Twitter, etc.), les listes de nominations au prix, les noms d’auteurs qui montent, les nouveaux recueils et une prédisposition générale au vagabondage. Les perles ainsi récoltées sont encore triées par notre comité de lecture.

Inutile de le dire, avec toute la volonté et le temps du monde, il serait impossible de tirer des conclusions sur la production globale anglo-saxonne. Nous invoquons donc plutôt l’impression générale qui subsiste après cette immersion, qui relève plus du carnet d’explorateur que de toute prétention à l’exhaustivité.

Au niveau éditorial, on ne peut s’empêcher de constater que le corpus de textes est réparti dans une multitude de sous-genres : des grandes catégories (science-fiction, fantasy, horreur) à leurs subdivisions directes (hard/soft/social SF, dark/high/low/etc. fantasy) ou leurs courants principaux (space opera, cyberpunk, steampunk, réalisme magique, médiéval-fantastique), les croisements de genres (slipstream, space western), les mouvements dissidents (mundane SF, SF optimiste, New Weird), à la mode (SF futur proche, romance paranormale), ou de niche (mannerpunk, fiction Bizarro), les réinventions (new space opera, post-cyberpunk), les thématiques contemporaines ou à la mode (singularité, neurosciences, vampires, zombies, SF/fantasy dans des pays émergents ou des civilisations disparues), etc.

Cet impressionnant panorama ne se veut pas complet, mais ce n’est de toute manière pas tant la précision de sa nomenclature qui importe que la richesse étourdissante de cette classification2, que ce soit au niveau de l’étendue des genres abordés ou de la profondeur des idées au sein de chaque genre.

En contrepartie, on relève aussi un certain formattage littéraire dans le « noyau » des textes de genre, soit une forte unité dans le traitement ou le style, qui donnent parfois l’impression de servir d’outils standardisés pour exploiter des idées fortes.

Après filtrage du gros des textes qui ne nous semble rien apporter de nouveau, nous ne retenons comme substrat que les plus accrocheurs, qui se distinguent en majorité par un aspect prospectif poussé à l’extrême et des thématiques fortes et originales.

Par opposition, notre démarche de prospection de textes francophones se fait avant tout au travers de sollicitations dans notre réseau d’auteurs, ainsi que via des manuscrits non-sollicités. Encore une fois, la sélection finale relève de notre comité de lecture.

Bien que la nature même de ce processus implique un panorama incomplet et subjectif de la production francophone, le résultat reflète notre connaissance de l’état du milieu, soit une répartition des textes en un nombre restreint de genres3, révélant une unité du « noyau » de la production à un autre niveau, thématique cette fois.

Rarement centrée sur les sciences dures ou la technologie, l’ambition se trouve plus souvent dans l’exploitation d’un fond historique (uchronies), culturel (fantasy, steampunk) ou flirtant avec la philosophie et le mythe (science-fiction). Par ailleurs, plutôt que distribué dans une multiplication de sous-genres, l’effort se voit plutôt rythmé par des courants littéraires qui ne puisent pas forcément dans la tradition du genre.

Ici, notre sélection retient des textes innovant et se démarquant non pas tant au sein d’un genre qu’en marge de celui-ci : dans le traitement, dans la maîtrise littéraire.

De manière intéressante, appliquer un même processus de sélection — subjectif — à ces deux branches linguistiques de la littérature de genre révèle leurs lignes directrices et leur front prospectif : d’un côté, les anglo-saxons cultivent la notion de genre et poussent les nouveaux concepts jusqu’à leurs extrêmes, les remettent sans cesse à jour ; de l’autre, les francophones raffinent l’aspect littéraire et font le lien avec leur bagage culturel, historique et philosophique.

On peut proposer diverses explications, dont un certain nombre de classiques. En France, on peine à se départir d’un souci de valorisation culturelle, psychologique et économique sur le plan littéraire (pour ne pas crûment parler de complexe d’infériorité, injustifié mais latent). Par rapport aux américains, la science et la technologie sont aussi largement dévalorisées au profit des institutions intellectuelles telles que l’Art et la littérature, voire répudiées de celles-ci. Le résultat direct s’observe dans la proportion moindre d’auteurs francophones issus de carrières scientifiques, et ce même dans le domaine de la science-fiction !

Cependant, on ne cite que rarement un autre élément fondamental des littératures de genre anglo-saxonnes : sa communauté, qu’on pourrait apparenter au modèle de la communauté scientifique.

Tout d’abord, dans la grande popularité de l’apprentissage et du développement continu de l’écriture au travers d’ateliers, en groupes autonomes ou menés par des auteurs établis. Si on peut les suspecter de contribuer à la « stérilité stylistique » de certains nouveaux auteurs, ils n’en restent pas moins de formidables incubateurs d’idées.

Le réseau social des auteurs s’étend aussi en public, grâce à la présence en ligne de la majorité d’entre eux. Rares sont ceux qui n’ont pas de site web, de blog, voire de compte Twitter ; en résulte une effervescence constante servant à la fois de pôles d’émulation et de discussion entre auteurs, et de points de repères pour les lecteurs.

Outre les auteurs, une vaste communauté en ligne existe aussi autour de l’édition, tant de blogs, podcasts et autres feeds célébrant pro-activement la littérature de genre et dévoilant ses coulisses, pour l’instruction des plus curieux ou la formation des éditeurs en devenir.

Enfin, la reconnaissance d’une riche tradition de genres et sous-genres, déjà mentionnée, valorise son concept littéraire et invite à exploiter de nouveaux pans d’idées. L’exemple de la fiction Bizarro4 qui s’est développé autour de quelques rares petites maisons d’éditions est, dans ce cadre, parlant. Les auteurs peuvent s’exprimer dans ce genre bien particulier et publier pour un marché de niche. Le genre ne touche pas le grand public, mais existe et il est même très vivace.

La structure communautaire anglo-saxonne n’existe pas sous cette forme en francophonie, où elle se concentre autour d’une poignée de forums, de portails, et de listes de discussion privées entre professionnels du genre ; et même si le paysage s’améliore peu à peu, les écrivains possédant un site (sans même parler de blog ou de présence sur Twitter) restent l’exception plutôt que la règle. Les podcasts et autres initiatives numériques, tels que (feu) Utopod ou Angle Mort, se comptent sur les doigts de la main. Les ateliers et groupes d’écriture restent marginaux. Certes, une communauté a commencé à se construire sur Facebook, mais on pourrait voir dans cette préférence pour un réseau fermé et majoritairement basé sur les connexions personnelles le reflet d’une tendance du milieu à s’isoler du monde extérieur, plutôt qu’à s’y confronter et à intégrer son évolution dans les idées et les thèmes abordés dans ses fictions.

Qu’il s’agisse de résistance culturelle à la technologie ou de conservatisme quant à l’approche de l’écriture, on ne peut que déplorer le retard francophone dans ce fantastique moteur d’émulation et de développement qui incite à des échanges d’idées cons­truc­tifs, à l’édification d’un panthéon de genres à la fois plus ouvert et plus pointu, et à une constante actualisation socio-culturelle, si cruciale en ces temps de changements plus fréquents que jamais.

Et, dans le cadre d’Angle Mort, on regrette simplement l’omission de pans importants du panorama des littératures de genre, par ignorance ou manque d’envie. En effet, si la qualité, voire la supériorité, des écrivains francophones n’est plus à démontrer sur l’aspect littéraire des textes, une vraie approche prospective sur la notion de genre et à l’intérieur des genres reste à faire.

Si tous les textes de SF dans un futur proche sont anglo-saxons, ils vont imposer leur vision. Il faut à tout prix que des auteurs francophones s’attellent à construire la nôtre.


Une fois n’est pas coutume, dans ce numéro 3, trois femmes nous réapprennent les vertus de la communication à travers le prisme des genres.

Communication entre une héroïne et son passé dans « Le jardin des silences » de Mélanie Fazi, une histoire crue teintée de fantastique où règne le spectre de Bonnie & Clyde sur fond musical des Kills. On ne présente plus l’auteur, mais on lit toujours sa plume claire avec autant de délectation.

Communication au sein du couple dans « Comme les femmes se battent » de Sara Genge, une jeune auteur qui monte pour la première fois traduite en français, avec cette perle de science-fiction humaine et prospective qui remet en question les rôles homme/femme, soudain interchangeables et mis en jeu lors d’un duel annuel.

Communication entre une naufragée et un extraterrestre qui baisent sans relâche dans « Mêlée » de Kij Johnson, une nouvelle viscérale où le sexe s’oppose inéluctablement au silence. Un mélange d’horreur et de science-fiction implacable, nominé pour les prix Hugo et Locus et lauréat du prix Nebula (2009), excusez du peu.

Enfin, au milieu de ces dames, comme un intrus entré par effraction, Léo Henry nous livre « Œuvre vécu d’Athanase Stedelijk, une monographie », un texte complètement étrange dans lequel un personnage devient obsédé par une galerie d’art. Surréaliste, absurde ou tout simplement génial, ce texte campe à la lisière des genres et confirme à nouveau, inutilement, l’immense talent de son auteur.

  1. 1Actuellement, pour des questions de ressources limitées et de préférence à la qualité de la prospection sur l’exhaustivité, la rédaction a choisi de concentrer ses efforts sur ces deux territoires linguistiques. D’autres supports, tels que la revue Galaxies, ont ambition de prospection sur le plan international.
  2. 2Pour les plus curieux, une fascinante carte chronologique du développement de la nomenclature et des courants de SF est disponible en ligne : http://scimaps.org/submissions/7-digital_libraries/maps/thumbs/024_LG.jpg
  3. 3Il est intéressant de comparer, quantitativement, la page Wikipedia anglo-saxonne des genres de science-fiction à son homologue francophone.
  4. 4En francophonie, c’est Léo Henry (aussi au sommaire de ce numéro) qui ouvre la voie Bizarro avec son nouveau roman, Rouge gueule de bois, récemment paru aux éditions La Volte.