« Je ne crois pas que la majorité des gens liront sur tablettes. Le principal avantage de la tablette serait d’offrir la possibilité de transporter cinquante livres. Mais qui lit cinquante livres en même temps ? »

Nicolas Sarkozy, 16 janvier 2012

Oubliez les kiosques, la Fnac, la TV, la radio ; le futur des médias est en ligne et s’appelle Spotify, Deezer, YouTube, Netflix, Wikipedia, Mediapart, etc. Toute l’actualité, le savoir, la musique, le cinéma et la télévision s’y trouvent à portée de souris et même, pour peu qu’on possède un téléphone un tant soit peu intelligent ou une tablette, à portée de doigt, partout et tout le temps. Cerise sur le gâteau : c’est gratuit ou, dans le pire des cas, disponible pour le prix d’un modique abonnement mensuel.

En quelques années, la culture a muté d’une économie de biens en une économie de services. Et pour le public de demain, les jeunes générations qui n’ont pas connu le monde sans Internet (les fameux digital natives), les attentes sont d’autant plus strictes : la médiatisation doit passer par le réseau.

Autant dire qu’une présence dans le monde numérique est devenue complètement indispensable pour continuer d’exister.

Et la littérature dans tout ça ?

Ce n’est qu’à l’automne dernier que les ebooks ont débarqué pour de bon en francophonie, avec l’arrivée de liseuses liées à un écosystème complet.

Amazon a ouvert la marche en octobre avec son Kindle et une attitude très agressive vis-à-vis des éditeurs, suivi de près par la Fnac et Virgin, avec leurs lecteurs Kobo et Bookeen Odyssey respectifs. La Fnac, seul acteur à révéler ses ventes en France, annonce avoir vendu 50 000 liseuses Kobo depuis leur lancement. Des chiffres très modestes comparés aux 1,3 million de liseuses vendues à Noël au Royaume-Uni, ou au million de Kindle qu’Amazon prétend vendre chaque semaine, mais gageons que le marché francophone gagnera rapidement sa vitesse de croisière.

Après tous les autres médias, c’est avec soulagement qu’on accueille enfin la littérature dans la sphère virtuelle où la société a migré, le médium de plus en plus dominant d’échange social, professionnel, culturel, politique.

Paradoxalement, beaucoup râlent, cauchemardent, s’insurgent, prédisent la disparition de métiers, agitent l’épouvantail maudit de la mort de la littérature (l’effet maya, sans doute). Les libraires, inquiets, se raccrochent une nouvelle fois à la loi Lang, comme des biches pétrifiées par les phares du changement, qu’on avait pourtant eu tout le temps de voir arriver. Les éditeurs, sceptiques ou rétrogrades à quelques exceptions près1, piétinent, paniquent, bardent leurs livres de DRM et décrient la remise en question de leur sacro-sainte « chaîne du livre », comme s’il s’agissait d’une merveille du monde à préserver à tout prix.

Mais le numérique n’est qu’un bouc émissaire.

Tout comme les disquaires sont morts avant l’arrivée du MP3, le monde de l’édition n’a pas attendu les ebooks pour décliner. La fameuse chaîne du livre, maintenue en vie artificiellement à coup de subventions et de lois, s’est fossilisée plutôt que de proposer des solutions. Les auteurs ne vivent déjà plus de leur plume. Les éditeurs tournent déjà mal. Les libraires font déjà grise mine. Et, au cœur du problème, les gens lisent déjà moins de livres.

Corollaire de ce désintérêt : sur la seconde moitié du XXe siècle, la littérature a perdu de son prestige, de sa position de référence culturelle et de forme majeure de divertissement. En dehors de quelques best sellers (Harry Potter, les ouvrages de Dan Brown ou de Haruki Murakami), peu de livres capturent encore l’attention à grande échelle et s’inscrivent dans notre culture populaire.

Pour une seule référence à un bouquin dans un sketch comique, un post sur Facebook ou une conversation au détour d’un café, combien à de la musique, des films, des séries TV, des bandes dessinées, des jeux vidéos ?

Morte et enterrée l’époque où les aventures romanesques de Fantômas étaient suivies à chaque livraison par des centaines de milliers, voire plus d’un million de lecteurs. Aujourd’hui, même avec le coup de pouce du numérique et le regain de visibilité en ligne, il faut se rendre à l’évidence : face à la concurrence des autres médias, la littérature souffre d’une image vieillissante.

Un déclin inéluctable ?

Dans un manifeste bref et provocateur, l’incubateur technologique Y-Combinator invitait à la réflexion suivante : la controversée proposition de loi SOPA prouve qu’Hollywood est sur le déclin et que l’industrie du film est prête à tout pour survivre. La faute non pas au piratage (ou au numérique), mais à l’apparition de meilleures formes de divertissement. Pour précipiter le déclin de cette industrie trop gourmande, il suffirait donc de prédire et d’investir dans les domaines qui domineront le divertissement ces vingt prochaines années.

Dans notre cas, l’exercice consiste non pas à imaginer le renouvellement du divertissement au sens large, mais celui de la littérature. Et quoi de mieux comme périscope de notre imagination que l’attitude de la SF qu’on aime : rêver le futur (ou le cauchemarder), l’inventer, plutôt que le craindre et de tenter de l’éviter.

Rêvons un peu !

Imaginons un monde alternatif où, plutôt que de lancer Angry Birds aussitôt posé dans le métro, on ouvrirait le nouvel épisode de son feuilleton-ebook préféré.

Un monde où, en relevant son flux Twitter dans le bus, on n’ajouterait pas seulement à ses favoris des liens vers des articles de blogs et de journaux, mais aussi vers des nouvelles.

Un monde où la douleur du réveil chaque lundi, mercredi et vendredi matin serait adoucie par une short short inédite, en plus d’un nouveau xkcd.

Un monde où pour chaque événement majeur, des petits malins détourneraient un passage de L’Odyssée, qu’on retrouverait sur Facebook aux côtés des parodies de La Chute.

Un monde où on rattraperait son retard sur les grands classiques en les empruntant d’un clic, tout comme la Freebox nous donne accès au Parrain, à Citizen Kane et à tous ces films qu’on a honte de ne pas avoir vus.

Il ne s’agit pas de se restreindre au « grand public ». D’ailleurs, dans l’absolu, Angry Birds, xkcd, Minecraft ou Twin Peaks sont tout sauf grand public, mais ils jouissent d’un succès énorme dans leurs niches respectives. C’est d’ailleurs tout leur mérite que de combler un manque de manière novatrice pour le genre.

Il ne s’agit pas non plus d’être élitiste. Qualité ne rime pas forcément avec succès et vice-versa. La grande littérature est la quintessence du marché de niche. Mais les industries de la musique et du cinéma prouvent qu’on peut investir les retours de l’un dans l’autre et que ces axes savent cohabiter.

Au contraire, la lecture de fictions devrait investir le tissu socio-culturel à tous les niveaux, devenir un réflexe, au même titre qu’allumer la télévision, écouter de la musique ou regarder une vidéo sur son portable, relever ses comptes Twitter et Facebook.

La littérature devrait exploiter le progrès technologique et la boulimie informationnelle de notre âge – pas les déplorer.

Il y a une carte à jouer, sur la régularité. En misant sur la périodicité, on crée une attente et on invite à suivre avidement chaque sortie hebdomadaire d’un roman-feuilleton comme on guette le dernier Lost ; et à en parler sur Facebook une fois dévoré.

Il y en a une autre, sur la brièveté. Qu’on parle de pendulaires ou d’ados à l’attention réduite, la société d’aujourd’hui privilégie l’instantanéité. On pense à des œuvres découpées pour réduire l’investissement en temps, ou à des textes brefs comme des nouvelles, ou des flash fictions (ou shots, selon l’ami Agrati).

À l’intersection de ces idées, on trouve déjà un certain nombre de sites anglo-saxons dont 365tomorrows, qui propose une courte nouvelle de SF par jour, et ce depuis 2005, ou avec le service de short shorts que Bruce Holland Rogers envoie par email à ses abonnés depuis 2002. Un service que Lionel Davoust s’est efforcé d’adapter vers le français, pour la modique somme de 5 € par an pour deux textes mensuels.

Plus récemment, Jeff Noon a investi Twitter comme support de publication pour ses « microspores » (@jeffnoon), des nouvelles en 140 caractères, ou sa série Sparkletown (@temp_user9) qui sérialise de courts textes en une poignée de tweets.

Chez les francophones, on citera encore La Boîte de Schrödinger d’Olivier Gechter, une histoire en plusieurs épisodes sur le principe des séries télévisées, développée par l’équipe de défricheurs du Walrus.

En adaptant la littérature au canal de distribution numérique, on change son format, ses contraintes et les pratiques de lecture. Mais pour véritablement changer les habitudes de consommation, il faut aussi repenser son prix, car qu’on le veuille ou non, elle se trouve aujourd’hui en compétition directe avec d’autres médias souvent gratuits, ou très bon marché.

La gratuité choque, parce que beaucoup confondent la valeur d’une œuvre avec son prix. Pourtant, personne ne s’offusque de la gratuité des bibliothèques, des festivals en pleine ville, ou de la performance du pianiste de bar. Personne ne remet en question la valeur des livres, théâtre et musique impliqués, car il est entendu qu’on contribue à les payer de manière détournée.

Dans le cadre d’Angle Mort, notre approche freemium nous permet d’offrir nos textes en lecture sans barrière de péage, tout en générant un modeste revenu pour payer auteurs et traducteurs.

De plus en plus, l’économie des médias va au-delà de la simple vente d’un objet. Le prix n’a pas disparu, mais il a migré hors du champ de vision direct, absorbé dans un mélange de publicité, de produits dérivés (DVD, jeux vidéo, T-shirt, yaourts), de versions de luxe, de subventions, etc.

Cependant, la gratuité n’est qu’une piste parmi d’autres pour réduire le coût perçu de la littérature. Les services d’abonnement, qui donnent accès à tout un corpus de textes pour une somme mensuelle fixe, en sont une autre. Ils existent déjà : en francophonie, ils s’appellent publie.net (65 € ou 95 €/an) ou Numeriklivres (79,99 €/an). Chez les Anglo-Saxons, le mastodonte Amazon propose un service gratuit de « prêt » d’ebooks à ses utilisateurs premium pour l’équivalent d’une cinquantaine d’euros par an.

Les catalogues proposés restent encore restreints aux livres édités par chaque plateforme, mais on se doute qu’ils ne tarderont pas à s’étoffer. Amazon mène une politique acerbe sur ce plan, en investissant de grosses sommes pour acheter les droits de futurs best sellers à des auteurs populaires et leur imposer des contrats d’exclusivité.

Cependant, la richesse insoupçonnée de l’offre numérique pourrait plutôt venir de l’immense catalogue d’œuvres épuisées, voire libres de droit. Pour peu qu’elles existent sous forme numérique, leur exploitation ne demande qu’un faible investissement de la part d’éditeurs numériques. Les auteurs peuvent mettre eux-mêmes leurs livres sur les différentes plateformes numériques et retirer 70 % du prix de vente2. Le potentiel est énorme, mais la sélection et la mise en valeur auront leur importance. Car si les industries de la musique et du film témoignent de l’inéluctabilité de la transition vers un modèle d’abonnement, elles démontrent aussi à quel point la qualité de l’offre est cruciale.

On devrait dès lors peut-être surveiller plus attentivement des initiatives comme les applications mobiles de l’éditeur McSweeney’s, qui misent sur du micro-contenu de qualité (fictions, vidéos, interviews, bandes dessinées) dans une niche bien déterminée, avec mises à jour hebdomadaires et vente intégrée des titres de leur catalogue. Le futur des éditeurs ?

Après le numérique comme canal de distribution et comme modèle économique, il reste un dernier rôle : le numérique comme médium artistique.

On entend souvent parler de « livre augmenté » ou « enrichi », avec pour seul exemple des ebooks hâtivement gonflés d’audio, d’images et de vidéos, du multimédia tape-à-l’œil qui, selon les cas, complète ou gêne la lecture (exemples exacerbés chez Dreaming Methods). En réalité, les possibilités vont bien au-delà de l’ajout de gadgets.

En s’affranchissant des contraintes du médium physique, le numérique permet de nouvelles formes de fiction : narration non-linéaire, interactivité, hypertextualité, construction communautaire de l’histoire, intrigue aléatoire, etc. Imaginez ce qu’aurait fait George Pérec d’un livre numérique !

Par exemple, Shadow Unit paraît en épisodes optimisés pour le Web, complétés par des blogs tenus par les personnages, où les lecteurs peuvent intervenir. Le Mongoliad de Neal Stephenson, Greg Bear & co offre diverses formules d’abonnement et d’engagement, de la simple lecture de l’histoire en épisodes à la participation aux discussions sur l’univers, la rédaction de l’encyclopédie de celui-ci, voire l’écriture de fan fictions intégrées à la trame.

Sous nos latitudes linguistiques, le studio Walrus expérimente les nouveaux formats du numérique, on a pu le voir dans la vidéo de démo de l’ebook interactif réalisé pour Kadath. Tout récemment, Réalité Bis permet la création de récits à embranchement, un peu à la manière des livres dont vous êtes le héros ; sauf que les lecteurs peuvent eux aussi enrichir la trame et ajouter des nœuds au récit.

Bref, le livre numérique n’a pas à se limiter à un livre papier enrichi ; il peut être repensé intégralement comme une nouvelle forme d’art littéraire exploitant toutes les possibilités créatives du support. Et qui sait, peut-être saura-t-on en tirer des œuvres audacieuses qui interpelleront les nouvelles générations vivant de l’hypertexte, de l’interactif et du multimédia.

Le numérique n’est pas une menace – c’est une aubaine, une occasion unique pour la littérature d’actualiser son blason et de réintégrer les mœurs et la sphère cognitive collective. Et pour ça, il nous faut créer la littérature du XXIe siècle, avec et grâce au numérique.


Comme pour valider notre démarche, le jury du Grand Prix de l’Imaginaire 2012 a sélectionné Angle Mort dans la catégorie du Prix spécial. Une belle reconnaissance, et l’on espère qu’à l’avenir, elle s’étendra à la nomination de textes publiés en numérique.

En attendant, on poursuit l’aventure avec quatre textes dans ce numéro : Glamour Über Alles, cauchemar comico-fantastique qui révèle l’envers du décor hollywoodien version Éric Holstein ; Pacmandu, plongée dans le patrimoine mythique des jeux vidéos, pièce de SF moderne et geeky de Lavie Tidhar ; Resolute Bay, récit brut, incisif et glacial dans l’univers de Lucia Renart, une nouvelle auteure à découvrir ; Les mains de son mari, nouveau texte d’Adam-Troy Castro qui part de prémisses horrifiques pour composer une science-fiction aux limites de l’absurde.

Quatre visions de la littérature de genre à dévorer d’urgence…

  1. 1Une fois encore, saluons les efforts numériques du Bélial’ et de Bragelonne.
  2. 2Après avoir mis en ligne le cycle des AnimauxVilles qu’il a écrit avec Ayerdhal (Amazon, Lulu), Jean-Claude Dunyach a publié un guide pour expliquer la marche à suivre aux auteurs.