La « Nouvelle Esthétique » est un produit de la culture de réseau moderne. Elle vient de Londres, mais elle est née numérique, sur Internet. C’est un « objet théorique », et un « concept partagé ».

La Nouvelle Esthétique est « collectivement intelligente ». Elle est diffuse, crowd sourced et constituée d’une multitude de petits morceaux disjoints. […] Elle est open source, un triomphe d’amateurs. À l’image de son logo, c’est un amas de ballons colorés attaché à un poids énorme, sombre et fatal.

 – Bruce Sterling, “An Essay on the New Æsthetic”

Initié en mai 2011 par James Bridle sur le blog d’un atelier de designers londoniens, le concept de Nouvelle Esthétique (New Æsthetic) a rapidement gagné en popularité, notamment suite à une présentation au festival South by Southwest et un long essai de Bruce Sterling dans le magazine Wired.

À défaut de définition officielle précise, on décrira la Nouvelle Esthétique comme une collection d’artefacts visuels qui résultent de la numérisation progressive de notre monde et de l’interface constante entre physique et virtuel : des hommes créent pour les machines, volontairement ou non (e. g. construction au sol révélée par des satellites, typiquement via Google Maps, qui devient un médium de création) ; des machines créent aussi, du moins selon notre interprétation (e. g. compositions inattendues par des algorithmes) ; le numérique et ses symboles se mélangent à la culture (e. g. pixellisation, écran bleu, etc.). En bref, ce sont des instantanés divers qui exemplifient comment les technologies d’aujourd’hui transforment notre perception du monde.

Contrairement à ce que prétendent ses géniteurs, ce n’est pas tant une esthétique du futur qu’une esthétique du présent, de la même manière que la SF est (dans le meilleur des cas) une sublimation du zeitgeist présent.

En contrepartie de sa nature spontanée, la définition du mouvement est vaste et floue à la fois. Les exemples sont hétérogènes, les frontières poreuses. On y accueille autant des défauts de compression d’image, imprévus et amateurs, que des milliardaires allant miner des astéroïdes ou l’apparition post mortem de Tupac à Coachella… de grosses opérations commerciales. Ces derniers exemples restent symboliques, non pas de la Nouvelle Esthétique, mais de cette impression que la (science-) fiction a dépassé la réalité, et que tout le monde s’en fout. Ces idées mêmes ne bouleversent pas vraiment, on débat des détails techniques de l’exécution.

En prenant un peu de recul, on se rend compte que l’on vit aujourd’hui une espèce de sense of wonder permanent. Ce sentiment que, où qu’on se tourne, on est remis en question dans nos repères. On peut suivre ce que raconte le Dalaï-lama en direct, où que l’on soit, imprimer un assortiment de tasses chez soi, payer des ouvriers chinois pour faire grimper l’expérience de son personnage dans World of Warcraft, etc. Les applications mobiles sont aussi une mine inépuisable de « je savais pas que c’était physiquement possible de faire ça », comme dicter oralement un pense-bête géolocalisé, filtrer le monde en mode « cartoon » ou reconnaître n’importe quelle chanson.

Tout ceci sans même nécessairement parler de singularité ou d’accélération technologique ; une grande partie de ce ressenti provient simplement de l’augmentation de la quantité d’information à laquelle on est exposés, qu’on le veuille ou non.

Un des succès de la Nouvelle Esthétique, c’est de parvenir à capturer une partie de cette essence, par toutes petites touches incomplètes et éparses. Mieux, elle s’alimente d’images et de symboles qui forment les nouveaux éléments de base de notre monde connecté : Google Maps, la réalité augmentée, les écrans, pixels, défauts et bugs informatiques, hyperliens et algorithmes.

Et c’est là que la science-fiction a échoué. Notre monde a avancé, notre vision a évolué. On vit aujourd’hui dans Google, dans nos iPhones, on envoie des paquets de données, le monde est hyperlinké et géolocalisé, on chat, on skype, on like sur Facebook, on rebondit sur Twitter – mais la SF parle toujours de vaisseaux spatiaux, de cyborgs ou d’extraterrestres humanoïdes.

Un écart d’autant plus embarrassant qu’on aime à répéter que la science-fiction ne traite pas du futur mais du présent. Mais que dit-elle aujourd’hui de si contemporain qui aurait été inconcevable ou incongru dix, vingt ou même quarante ans auparavant ? Où y trouver l’apport inédit de notre culture numérique, du contexte socioéconomique, des dernières avancées de la science ?

Soyons clairs : il ne s’agit pas de faire bêtement tweeter ses personnages, ou de les affubler d’iPhones (à moins de faire dans le futur proche), mais d’extrapoler à partir de développements clefs de notre réalité présente pour construire de nouveaux thèmes, rêves, arsenaux d’images et horizons des possibles, pour que la fiction réponde au réel qui nous entoure, pas à l’imaginaire historique du genre.

La SF n’a pas suivi. Elle n’est pas à la page du nouveau vocabulaire, ni des nouveaux concepts qui perméent notre vie. Sur ce plan, pratiquement aucun auteur francophone ne tire son épingle du jeu et les anglo-saxons qui s’en sortent mieux (on pense à Charles Stross, Vernor Vinge ou Ian McDonald), principalement des geeks, ingénieurs ou scientifiques, tendent vers une SF plus technique et souvent très pointue, trop pour le lecteur lambda.

Qu’on se comprenne, la Nouvelle Esthétique n’est ni le successeur, ni le fossoyeur de la science-fiction. Elle n’est qu’un épisode éphémère, un instantané du monde d’aujourd’hui, obsolète demain (mais toujours pertinent dans sa valeur d’archive, comme l’est une œuvre de SF après son heure). D’ailleurs, son compte Tumblr a été clos récemment, et même s’il annonce que le projet se poursuivra ailleurs et sous d’autres formes, cela ne fait que confirmer sa nature transitoire.

Ce qu’il faut en retenir, c’est sa capacité à générer du sense of wonder à partir de notre quotidien, fût-il purement esthétique. On retrouve cet effet dans des publications qui exploitent l’aspect branché (Wired) ou scientifique (New Scientist) des technologies contemporaines. Leur savant mélange d’anticipation factuelle et de buzz prospectif, sélectionné pour décoiffer le lecteur, ne cache pas sa filiation avec la SF, mais la dépasse aujourd’hui en pertinence.

Le vertige cognitif autrefois expertement conjuré par des romans d’anticipation s’installe maintenant sur nos téléphones portables ou se propage au gré du tourbillon d’information de Twitter. Au niveau artistique, les gens vont chercher l’évasion ailleurs : chez les super-héros au cinéma, dans la fantasy en littérature, bref, là où se racontent des choses vraiment impossibles.

En effet, face à la remise en question constante de la frontière entre possible et impossible, la SF peine à conserver sa fraîcheur et à renouveler le degré de surprise qu’on lui connaissait. On rejoint ici l’idée de dilution du genre qu’évoque certains : le manque d’ambition mène à une stagnation autour de thèmes classiques, la théorisation favorise une approche métaphysique abstraite, et la quête du grand public (rêve de succès populaire, artistique et économique) impose une retenue prospective, par peur de rebuter le lecteur avec des idées trop poussées. C’est oublier que le monde évolue, qu’il est concret et complexe. En laissant se distendre ce cordon ombilical qui la relie au monde qui nous entoure, la SF a perdu de sa pertinence et de son attrait. Aujourd’hui plus que jamais, il lui faut non seulement resserrer ce lien, resynchroniser l’imaginaire du genre avec ce que l’on vit au quotidien, mais surtout réinventer le concept de « merveilleux », pour s’assurer qu’il détonne vraiment avec la réalité ambiante.

Dans les années quarante, l’Âge d’or signalait un enthousiasme renouvelé pour la science, un besoin d’évasion optimiste et d’aventure dans le dernier territoire inexploré : l’espace. Le cyberpunk des années quatre-vingts répondait quant à lui à l’avènement de l’ère postmoderne, des mégacorporations, de l’expansion économique du Japon et des frémissements de l’informatique et du virtuel.

De nos jours, on a évoqué une poignée d’auteurs comme Stross ou Vinge, mais il faut reconnaître qu’ils œuvrent dans une niche pour lecteurs exigeants. Dans le mainstream, on pense surtout – et presque exclusivement – à William Gibson, dont les derniers romans forment une sorte de post-SF qui capture brillamment l’essence de notre temps.

Aussi fascinante soit-elle, cette approche paraît résolument singulière, ultracontemporaine certes, mais éphémère, à la manière de la Nouvelle Esthétique.

Alors, où est la science-fiction du XXIe siècle ?


Sans même prétendre à une ébauche de réponse, notre sélection pour ce numéro se compose de quatre nouvelles qui offrent chacune une attache résolument singulière au genre et au présent.

Dans Poneys, Kij Johnson dissimule une cruauté extrême sous le couvert de l’enfance innocente. Cette espèce de réactualisation de Sa Majesté des mouches pour la génération Coca/Barbie aura valu le prix Nebula 2011 à son auteur, qui décidément les collectionne.

Suit Sept secondes pour devenir un aigle de Thomas Day, une nouvelle engagée, forcément, qui entache le rêve américain de désillusions et d’injustices. Au programme : violence et leçons de vie appliquées dans une démonstration d’extrémisme dérangeante de désespoir.

À l’inverse, Kelly Link nous envoûte avec une atmosphère à la fois surréelle et hyper réaliste dans La plupart de mes amis se composent d’eau aux deux tiers. Un texte étrange, poétique et fondamentalement humain qui reflète le sentiment de solitude et de perte de repères de notre génération.

Pour clore en beauté, Ian McDonald nous invite à Une révolte astucieuse et courtoise des morts, savante SF prospective qui conjugue l’actualité technosociale (avènement des réseaux sociaux en ligne) et politico-économique (les enjeux de l’Afrique, les révolutions démocratiques), le tout sur un ton humoristique et plein d’espoir.

Quatre auteurs et quatre textes pour combattre l’obsolescence du genre.