En août dernier, la branche américaine d’Amazon a annoncé avoir acheté les droits des personnages et des univers des romans de Kurt Vonnegut pour permettre aux utilisateurs de Kindle Worlds, un service destiné à la fan fiction, de mettre à leur sauce le monde des Sirènes de Titan ou d’Abattoir 5. Le principe est simple, les auteurs potentiels peuvent proposer un récit dans l’univers de leur choix (plusieurs sont déjà disponibles, de Gossip Girl à Vampire Diaries en passant par celui des comics Valiant), en designer la couverture et le mettre en vente sur le site. Le choix d’un auteur plus respecté et littéraire, et a priori peu propice à la fan fiction, a beaucoup surpris. Au-delà de l’appât du gain d’héritiers peu sensibles à l’héritage de l’œuvre, on peut y voir une tentative de la part d’Amazon de légitimer un peu plus la fan fiction et un indice sur la prochaine orientation du service : plus littéraire et diversifiée.

L’exemple de Cinquante nuances de Grey, à la base une fan fiction olé-olé dérivée de Twilight et reprise par Amazon, a laissé entrevoir un océan d’opportunités commerciales à une entreprise qui pratique déjà l’offensive tous azimuts. Elle y devance une fois de plus les éditeurs traditionnels : elle possède l’infrastructure nécessaire, les parts de marché (comptes acheteurs, liseuses Kindle) et les fonds pour tenter ce genre d’expériences de publication.

Au-delà de cet aspect purement mercantile, le phénomène parait tout de même intéressant pour ce qu’il dit de l’avenir potentiel de l’édition. La fiction y est vue comme une entreprise communautaire, fondée sur un univers prédéfini. La pratique de la création littéraire s’y apparente alors à une sorte de reprise d’éléments existants placés dans de nouvelles situations, quelque chose qui ressemble au remix pratiqué dans la musique électronique.

Mais sans le numérique, il aurait été impossible de monétiser ainsi les fan fictions. Ce concept, jusqu’ici sorte de récréation pour passionnés de séries télé, semble désormais offrir la possibilité à un amateur chanceux de gagner bien plus d’argent qu’un auteur professionnel traditionnel. Et même si 99% des écrivains qui se lancent sur le service ne gagneront pas un kopeck, Amazon s’offre la possibilité de tomber sur le jackpot et d’en profiter. Ce nouveau mode de R&D en ligne qui se passe des éditeurs traditionnels semble s’imposer, en dehors de ces derniers, comme un nouveau modèle avec lequel il faudra compter.

Les éditeurs traditionnels, justement, qui s’ils ne mettent pas (encore) en place ce genre de service, profitent eux aussi de l’auto-publication numérique. L’exemple de Hugh Howey et de son roman par épisodes Silo (sorti il y a peu en France chez Actes Sud, excusez du peu) en est l’exemple parfait. Un inconnu publie, seul et en numérique, un texte qui récolte un succès inattendu et que des éditeurs installés vont s’arracher, à coup d’enchères, dans un deuxième temps.

Pour mitiger l’amateurisme de masse, un acteur comme Amazon pourrait munir ses auteurs d’un arsenal de rédaction. On a vu des logiciels pour organiser la structure de son intrigue, écrire dans un environnement sans distraction ou se poser des contraintes de productivité. Maintenant, imaginez un réviseur orthographique pro-actif qui mettrait en mots vos notes et suggérerait des retournements de situation, un environnement de composition enrichi qui réécrirait « à la manière de », ou dans un champ lexical donné. Plus d’un auteur criera au sacrilège, tout en avouant utiliser des dictionnaires de synonymes, auto-correcteurs et autres Antidote. Après tout, les logiciels de traitement de texte sont aussi une amélioration majeure par rapport à la machine à écrire ou la plume. Au final, ce ne sont que des outils, et comme avec Garage Band ou iMovie, les vrais artistes finissent toujours par subvertir leur fonction première et retoucher à la main.

On pourrait même pousser l’expérience un peu plus loin en empruntant des techniques issues du marketing ou du génie logiciel, comme l’optimisation algorithmique basée sur les motifs de lecture. Par exemple, en appliquant la technique de test A/B qui propose des variantes différentes à chaque lecteur pour déterminer celle qui donne de meilleurs résultats. Des mots, phrases ou éléments d’intrigues seraient alors altérés automatiquement et les effets positifs sur la lecture enregistrés pour continuellement réécrire l’œuvre.

Outre la remise en question du concept même d’auteur et d’œuvre, ces possibilités semblent vouées à accélérer la concentration de l’édition vers une poignée de best-sellers. Ce serait cependant ignorer l’avènement de la tendance inverse, soit le financement crowdsourcé via des plateformes comme Kickstarter ou IndieGoGo. Ici, la viabilité du projet littéraire est validée au préalable par le soutien des futurs lecteurs, et c’est moins leur nombre qui compte que leur engagement. Du coup, les concepts trop mainstream attirent peu, et mieux vaut viser une niche pointue à l’aide d’un pitch bien rôdé, idéalement propulsé par quelque auteur en vogue ou une campagne sur médias sociaux.

Dans le monde anglo-saxon, nombre de séries de romans ou d’anthologies plus pointues voit le jour ainsi, grâce au financement participatif (un des derniers exemples intéressant en date était Mothership, une anthologie de genre sur ou par des personnes non-blanches) et le modèle semble commencer à s’exporter en France, notamment dans le domaine de la bande dessinée. À se concentrer sur ces initiatives, on semble plutôt voir apparaître une longue traîne recouvrant une multitude de niches éditoriales fluides. Les rôles de distributeur, diffuseur et publisher sont remplacés par un partenariat direct entre l’artiste et son public.

En dehors de leur financement, le numérique transforme aussi le format des médias qu’il consume. Au Festival de la Télévision d’Édimbourg cette année, Kevin Spacey a rappelé aux créateurs l’importance des séries télévisées, en particulier via les nouveaux canaux de distribution comme Netflix qui leur ont donné un nouveau souffle.

Pour enrayer le piratage et permettre à la fois la consommation rapide ou modérée, la série House of Cards (exclusivité Netflix) a mis en ligne l’intégralité des épisodes de sa première saison d’un seul coup. Les repères standards en sont brouillés : est-ce une série en épisodes, ou un film de douze heures ? Quelle importance ? Les spectateurs ne veulent pas des « films » ou des « séries », postule Spacey, ils veulent des histoires. Le format-marathon, découpé en épisode, permet d’établir un cadre et des personnages bien plus riches qu’un film, même long. Il est aussi plus malléable pour s’adapter aux préférences et disponibilités de chacun. Et s’il ne remplacera pas le long métrage, il le complétera avantageusement, de par sa nature plus adaptée au contexte social actuel.

Consommer ce qu’on veut, donc, mais aussi comme on le veut. La télévision et ses rendez-vous à horaires fixes sont de plus en plus remplacés par des offres de replay permettant aux téléspectateurs de regarder leurs émissions quand ils le veulent. Certains créateurs de vidéos sur internet sont bien plus regardés que des programmes télé « à succès » (e.g. trois millions de vues pour le Joueur du grenier).

Consommer ce qu’on veut, comme on le veut. Le consommateur de culture n’a jamais eu autant le choix qu’en ce moment dans ses pratiques. Il peut écouter de la musique où il veut, regarder le programme vidéo de son choix à toute heure et sur tous les supports (les montres arrivent bientôt), mais quant à la lecture…

Si on applique le même raisonnement à la littérature, le roman fait figure de monolithe rigide. À l’heure de l’immédiateté, de la frénésie médiatique, dans un monde où chaque minute d’attention se doit d’être justifiée, les lecteurs traditionalistes brandiront le médium romanesque comme un havre intemporel de sérénité littéraire. Les plus pragmatiques mentionneront le recul de la lecture au profit d’autres formes de divertissement (jeu vidéo, musique, télévision, cinéma, concert)1. Ils se demanderont si le roman n’exige pas trop de temps, trop d’engagement, trop de patience entre chaque sortie ?

Et si le modèle du « tout roman » que nous vendent les mar­chands de papier de la rentrée littéraire n’était pas la seule façon de lire ?

En réalité, les alternatives existent déjà. La plus importante vient d’Amazon, encore une fois, sous la forme de Kindle Singles, des ebooks de longueur réduite et bon marché, et des auteurs en vue comme Margaret Atwood ou Chuck Palahniuk en ont déjà publiés. La première pour Positron, une dystopie en épisode, et le second une nouvelle sinistre intitulée Phœnix. Le concept ne révolutionne rien, mais il avait jusqu’alors toujours peiné à trouver son public. Le succès de ces exemples, probablement aidé par la facilité d’accès via la plateforme Kindle, augure-t-il une nouvelle ère ?

En dehors du mastodonte Amazon, on avait déjà évoqué les micro-spores de Jeff Noon sur Twitter. Sur le continent, l’ami Léo Henry a monté son propre canal de nouvelles par email. Des fictions à la brièveté fulgurante, parfaitement adaptées au format. Ces expériences restent cependant encore des cas isolés pour l’instant, et n’exploitent pas encore toutes les possibilités du médium.

Il ne s’agit évidemment pas simplement de raccourcir la longueur des récits pour s’adapter aux pratiques de lecture actuelles. D’autres dimensions restent à explorer.

En mars de cette année, le webcomic xkcd a publié une case unique, anodinement intitulée « Time ». Au fil des heures, l’image évoluait et une histoire se déroulait, une case à la fois et sans possibilité de sauter à la précédente ou la suivante. Cette expérience, qui a duré jusqu’à fin juillet (soit 3 099 images !), démontre la capacité du médium à utiliser le temps qui passe comme partie intégrante du récit.

La richesse et la densité de l’œuvre a même engendré un vaste effort communautaire de déchiffrage et de curation, dont l’auteur n’est plus qu’un des nombreux acteurs. Là où Kickstarter limitait la participation à l’aspect financier, la communauté contribue ici à enrichir et compléter la création2.

Un phénomène que l’on retrouve aussi, d’une certaine manière, dans l’hystérie qui entoure certaines séries télévisées récentes comme Breaking Bad. En misant sur une programmation hebdomadaire classique, contrairement à House of Cards, ses créateurs exploitent l’impatience de notre monde ultra-connecté pour entraîner tout un univers de spéculations en ligne, tant par les médias traditionnels que les fans sur les réseaux sociaux.

Si on cherchait à exploiter une fiction littéraire en temps réel, difficile d’imaginer un meilleur support que Twitter. En novembre dernier, le réseau avait d’ailleurs même organisé son propre festival de micro-fictions sur cinq jours.

De son côté, Steven Soderbergh s’est temporairement adonné à ce jeu via un compte initialement anonyme, duquel il a publié les chapitres sporadiques de sa novella Glue, ciselée en tweets abrupts où les personnages se limitaient à une simple initiale. Exemple : « Then complete silence. Then darkness. A beat. D appeared at the door. »

Les tweets semblent avoir disparu, mais on peut retrouver l’histoire en intégralité sur un site tiers, ou dans un grand format papier de luxe. La pluralité des formats est à la mode.

On peut aussi citer les faux comptes de personnalités, comme la Reine d’Angleterre ou Steve Jobs (en retraite après le décès de l’original), ou de personnages de fiction bien connus (le Joker, Dark Vador, etc.). En l’absence d’intrigue, ils alimentent simplement votre flux de pensées impromptues ou de commentaires sur l’actualité. Et c’est peut-être ici le point le plus intéressant de ces expériences : la fiction se transmet par le même médium que les interactions réelles ; les personnages imaginaires partagent le même statut que les vraies personnes.

Les exemples se restreignent pour l’instant à recycler des personnages existants, sur Twitter. À quand des personnages originaux, présents aussi sur Facebook ou même LinkedIn ? La plupart se limite à publier des messages à sens unique, sans interaction possible. Rien n’empêcherait pourtant qu’ils répondent aux lecteurs, voire même qu’ils dialoguent entre eux.

Les possibilités fictionnelles sont donc enrichies par ce mélange entre fiction et réalité, entre personnes réelles, intrigues et personnages, et toutes les éventualités sont ouvertes. Un auteur peut choisir de lancer ses personnages dans le bain du flux pour qu’ils répondent à l’actualité, ou décider de rester dans une fiction passive (sans interaction avec le monde réel ou ses lecteurs.) Lancer une communauté ou décider de travailler seul. Tout dépend du projet, du but recherché par le créateur, de son envie. Tout n’est qu’une affaire de style. Mais désormais le style n’est plus à aller chercher seulement dans l’écriture même. Ou disons plutôt que les possibles offerts par les supports d’écriture modifient celle-ci. Le choix du roman traditionnel ou du récit par épisodes avec implication des lecteurs dans une communauté est une affaire de style.

Et comme toujours, pour être intéressante la forme doit correspondre au fond.

Si, en France, les tentatives littéraires en ce domaine restent peu nombreuses et/ou confidentielles, elles semblent déjà plus foisonnantes en bande dessinée. Citons par exemple Media Entity, un album qui s’enrichit de jeux de piste, de contenu enrichi que l’on peut débloquer avec son smartphone et d’une version turbomedia de l’histoire (entre autre).

On s’approche alors d’autres possibilités.

Les écrivains qui travaillent dans le jeu vidéo aujourd’hui ont ouvert la voie. Ils programment des structures narratives informatisées, construisent des univers numériques qui s’adaptent au joueur. Des concepts qui risquent bien de déborder de l’arène vidéo-ludique pour s’appliquer à la fiction au sens large qui, on l’a vu, est en passe de se mêler à notre quotidien.

Les auteurs les plus progressistes pourraient alors être mis à contribution pour élaborer cette hybridation de l’imaginaire au réel : expériences multi-sensorielles immersives et personnalisées, assistants personnels artificiels dotés de personnalités (imaginez Siri ou Google Now dans dix ans), campagnes narratives de cé­lé­bri­tés/politiques.

Au final, les conteurs, penseurs, artisans des mots et bâtisseurs de mondes continueront la mission qu’ils poursuivent depuis des millénaires : inventer des histoires qui épousent le tissu sans couture de la réalité.


Cet édito est le dernier que nous signerons ensemble dans ces pages virtuelles. Par un effet de synchronicité qui prouve sans doute qu’il s’agit du bon choix, nous avons décidé tous les deux en même temps d’arrêter notre collaboration à Angle Mort.

Rassurez-vous, la revue continue sans nous et nous ne partons pas fâchés. Au contraire, c’est avec fierté envers le travail accompli et une pointe de tristesse que nous laissons le flambeau à l’équipe qui, si elle ne signait pas l’édito, travaillait avec nous depuis le début.

Nous n’imaginions pas, il y a trois ans, en lançant la revue, rassembler autant de bons textes, de lecteurs et de retours aussi positifs.

Merci à vous tous, donc, collaborateurs, auteurs, traducteurs et lecteurs qui avez fait de la revue ce qu’elle est devenue.

Et longue vie à Angle Mort !

  1. 1Pour les détails, on renvoie à l’étude fascinante et très complète qui compare les pratiques culturelles des français entre 1973 et 2008. On relève notamment la croissance de la musique et télévision au quotidien, ainsi que de la fréquentation des cinémas et concerts, alors que la lecture soutenue (20 livres ou plus par an) chute de moitié. La lecture occasionnelle est stable, mais on lit en moyenne 5 livres de moins par an en 2008 par rapport à 1973.
  2. 2cf. l’archive complète du projet et ce post sur le blog de l’auteur.