Hasard du calendrier, le Prix Goncourt 2011 vient d’être annoncé. Comme le veut la tradition, et bien que son jury prétende récompenser « le meilleur ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année », la sélection snobe complètement les littératures de genre pour leur préférer la « littérature générale ». Cette dernière n’est qu’un genre parmi tant d’autres, mais la tendance à l’abréger « Littérature » confirme l’élitisme ségrégationniste des institutions qui alimente d’interminables discussions depuis des temps immémoriaux.

Rassurez-vous, on s’en fout complètement et ce n’est pas le sujet de cet édito. À la place, on préférera se pencher sur les fertiles remous qu’a produit un débat similaire autour du prix Booker en Angleterre. China Miéville y a proposé une théorie plus neutre qui s’articule autour d’une opposition1 : d’un côté, la littérature de l’« identification », qui joue sur la familiarité avec le monde dépeint et les événements qui s’y déroulent, et de l’autre, celle de la « rupture », qui envoûte les lecteurs en perturbant leurs repères, leur référentiel tant vis-à-vis du réel que de la littérature2.

La première, qui se caractérise typiquement par son réalisme, est le domaine des prix littéraires classiques et autres plateaux télévisés bien-pensants. Parmi ses écrivains les plus connus, on citera Amélie Nothomb, Éric-Emmanuel Schmitt ou Frédéric Beigbeder.

À l’inverse, la seconde mise sur une distanciation du réel, que ce soit à travers une culture de genre ou surréaliste. On trouve là des œuvres aussi diverses que celles d’Isaac Asimov, Haruki Murakami, J. K. Rowling ou H.P. Lovecraft.

Si Miéville recontextualise avec éloquence cette antinomie littéraire, il n’est pas le premier à la mettre en avant. On en retrouve notamment mention chez Michael Chabon3, qui cite lui-même Walter Benjamin.

Dans un essai intitulé Le conteur, réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov, il met en opposition « le paysan sédentaire », qui entretient la mémoire et les traditions de la communauté locale, et « le marin négociant », qui part chercher les récits miraculeux de lointaines contrées.

Bien entendu, ces deux extrêmes forment un axe continu au gré duquel on répartira les œuvres qui appartiennent à l’un et l’autre à différents degrés. On pourrait dire que la classification linéaire qui en résulte est objective, mais que la préférence pour l’un ou l’autre de ces extrêmes est subjective.

Chabon prétend par exemple que les meilleurs écrivains sont déterminés par leur agilité à tirer leur inspiration des deux pôles : Borges, Calvino, Pynchon ou McCarthy, auxquels on ajouterait volontiers Chabon lui-même ou, chez nous, David Calvo, Léo Henry et Laurent Kloetzer avec CLEER. Tant d’auteurs qui ont su exploiter et détourner les tropes et conventions de la SF ou du fantastique, pour chevaucher la frontière entre identification et rupture.

Sans contester cette hypothèse, notre sensibilité chez Angle Mort nous fait plutôt tendre vers la position de Miéville, qui trouve « la littérature de la rupture plus puissante, ambitieuse, intrigante et radicale ».

Cependant, malgré l’attrait d’un modèle aussi simple, un axe unidimensionnel nous paraît trop limité pour appréhender toute la richesse de la littérature. Nous nous sommes donc livrés à une petite expérience : nous avons extrapolé verticalement cette opposition sur différents niveaux.

Appliqué à la littérature au sens large, on associera principalement l’identification avec la littérature blanche, tandis que la rupture s’incarne avant tout dans la littérature de genre, en particulier la science-fiction, fantasy et fantastique, mais aussi le polar et le thriller.

Ainsi, le réalisme de Zola s’oppose aux conjectures de Verne, l’autofiction narcissique de Doubrovsky à la quête épique chez Tolkien, ou encore le sombre terreau historique des Bienveillantes de Littel à l’univers galactique imaginé par Herbert dans son cycle Dune.

À ce niveau, l’identification dénote le monde que l’on connaît, l’Histoire et le moment présent, au quotidien, tandis que la rupture est rattachée à des mondes imaginaires ou extrapolés, dans lesquels les lois de la physique, mais aussi de la société, sont remises en question.

Lorsque l’on descend d’un étage pour se restreindre au domaine des littératures de genre, on est confronté à la question des étiquettes, aux définitions des genres. Ici, l’identification se manifeste dans le respect de la notion de genre et de leurs limites : Asimov, Heinlein, Tolkien, George R. R. Martin ou John Le Carré.

La rupture représente les trouble-fêtes, les auteurs qui jouent avec le concept de genre, travaillent ses frontières et les subliment : à l’étranger, les hybrides classiques de la littérature de genre (Borgès, Calvino, Kafka) et leurs descendants modernes (Chabon, Gaiman), le New Weird (Duncan, Miéville) ; chez nous, les inclassables comme David Calvo, Fabrice Colin ou Jean-Marc Agrati, le duo étrange Léo Henry et Jacques Mucchielli, Serge Lehman et sa méta-SF, les imprévisibles Catherine Dufour et Jérome Noirez, Xavier Mauméjean et Johan Héliot et leurs jeux sur les genres et l’Histoire, et bien d’autres encore.

On pourrait même faire le lien avec la mode française plus ou moins récente des uchronies (Roland C. Wagner, Ugo Bellagamba) : qu’est-ce qu’une uchronie sinon la rupture avec la mémoire collective de la société, la perversion de l’Histoire ?

Pour nous, c’est ici qu’évoluent les francophones les plus passionnants. Par ailleurs, c’est également ici qu’on retrouve bon nombre des auteurs étrangers qui sont depuis entrés au panthéon de la littérature. Tous tirent un pouvoir immense de leur maîtrise des genres, les apprivoisant sournoisement pour mieux s’en détacher, et dépasser leurs limites.

Enfin, au bout de notre plongée, tout au fond, le champ se réduit à un seul genre ; prenons, comme par hasard, la science-fiction.

Par identification, on entend cette fois la fidélité aux canons du genre, l’application de métaphores et clichés bien connus par ses lecteurs, l’exploitation de leur familiarité avec un ensemble de thèmes populaires.

Il va sans dire qu’une grande majorité des œuvres de genre appartient à cette catégorie (quoique la tendance semble encore plus forte en fantasy), et ce n’est pas seulement parce que leurs auteurs sont paresseux : les lecteurs plébiscitent cette enclave par confort. C’est le syndrome de la franchise dont on attend l’épisode suivant, de la recherche d’une évasion sans danger, de la fan fiction commise par de vrais écrivains.

En ce qui nous concerne, ce « Club Med de l’anticipation » nous laisse souvent froid. D’autres se repaîtront d’une énième saga de space opera, d’une nouvelle histoire de révolte sur une planète lointaine peuplée d’humanoïdes soumis, des tribulations d’un robot qui se fait passer pour un humain ou, à l’apogée du pire, des interminables suites de Dune par Herbert junior.

Il faut en effet toute la maîtrise d’un auteur, une construction millimétrée ou un souffle inédit pour compenser l’absence d’éléments nouveaux et offrir le meilleur en restant totalement dans les clous d’un genre, dans le pré carré de certaines attentes des lecteurs. Mais ceux qui parviennent à rendre passionnants des ouvrages correspondant en tous points aux codes et tropes déjà balisés sont également des grands écrivains, ne nous méprenons pas. Pour n’en citer qu’un : Ted Chiang, dont les nouvelles revisitent souvent avec une efficacité inégalée des thèmes très classiques (voyage dans le temps, intelligence artificielle, etc.). Mais c’est l’exception à la règle. Les œuvres de divertissement pur, de qualité médiocre et n’offrant même pas le minimum d’évasion aux lecteurs, reste largement majoritaires au sein de chaque genre.

À cela s’oppose une rupture, interne au genre cette fois, dont les partisans s’ingénient à dépasser les codes classiques de la SF, à en repousser les limites tant thématiques que stylistiques. En poussant leurs lecteurs hors de leur zone de confort, ces auteurs provoquent un vertige cognitif que ressentent même les fins connaisseurs. On pense notamment à la Nouvelle Vague britannique, Ballard et Moorcock en tête, à William Gibson (qui dit avoir inventé le cyberespace pour se créer une arène autre que celle des vaisseaux spatiaux traditionnels), à Ian McDonald et sa prospection ethno-SF non-occidentale, aux technogeeks qui subliment le cyberpunk en poussant le bouton turbo (Neal Stephenson, Charles Stross), aux théoriciens qui abusent de concepts abstraits sans concession (Greg Egan, Peter Watts).

Il sera malheureusement difficile de citer des francophones dans cette catégorie tant elle est dominée par les Anglo-Saxons.

C’est d’ailleurs là que la théorie rejoint la pratique, dans les textes que nous publions. Rétrospectivement, on constate en effet que nos auteurs francophones pratiquent généralement la littérature de la rupture au niveau du concept de genre, tandis que nos Anglo-Saxons réalisent la rupture à l’intérieur même du genre.

Une particularité culturelle qu’Angle Mort ne demande qu’à renverser, si seulement la possibilité lui en était donnée…


Avec ce numéro 5, Angle Mort fête sa première année d’existence.

Le bilan global est très positif, l’expérience réussie : le retour des lecteurs est presque unanimement positif, avec d’excellentes critiques dans Bifrost et Chronic’Art.

Au niveau des ventes, sans atteindre des chiffres mirobolants, on compte un peu moins d’une centaine de copies vendues par numéro en moyenne, alors que chaque nouvelle, quand elle passe en accès gratuit (page web) est consultée environ 800 fois et téléchargée (fichiers PDF, EPUB ou Kindle) environ 220 fois.

Ce n’est pas encore suffisant pour payer les auteurs, mais nous permet déjà de rémunérer les traducteurs. Bref, le modèle freemium (combinaison gratuit/payant) semble fonctionner pour nous, et nous tenons à remercier tous ceux qui nous soutiennent et à encourager nos lecteurs à acheter les numéros pour faire vivre la revue !

Du point de vue communautaire, nous nous sommes aussi efforcés de nous intégrer au panorama de la littérature numérique francophone (notamment eBouquin, Numériklivres et publie.net) et à répondre présents sur les différentes plateformes de vente en ligne (ePagine, Amazon, Bookeen Store, Fnac, etc.).

Seul bémol, au niveau de la soumission de manuscrits : sur les quatre-vingt-cinq textes francophones reçus (sur sollicitation ou non), seuls dix ont passé le filtre de notre comité de lecture. C’est peu, et ça nous laisse craindre de ne plus pouvoir respecter la parité entre auteurs étrangers et francophones dans les prochains numéros. La faute à trop d’anthologies, spécule Gilles Dumay dans Bifrost ? Ou les auteurs francophones écrivent-ils simplement peu de nouvelles ? Une question intéressante. En tout cas, on espère vivement pouvoir continuer à publier de bons textes francophones dans nos pages… Si notre démarche donne l’envie (et l’élan nécessaire) aux auteurs français qui partagent cet avis, nous aurons réussi une partie de notre mission de défricheurs-pourvoyeurs !

Dans tous les cas, nous avons plein de projets pour l’avenir : expériences littéraires inédites, formule d’abonnements, présence sur l’iBook Store d’Apple et Google Books, lecture améliorée sur téléphone mobile, et rapidité de réponse aux manuscrits soumis.

Bref, l’aventure ne s’arrête pas là ; au contraire, elle ne fait que commencer, d’autant plus que cet anniversaire coïncide aussi avec un sursaut dans l’édition numérique en francophonie : le récent lancement du Kindle en France promet de donner un coup de fouet aux ventes de liseuses, tendance confirmée par les offres compétitives de Sony, Bookeen et Kobo (en partenariat avec la Fnac). On espère que cette démocratisation des supports de lecture aidera à la popularisation de revues numériques comme Angle Mort.

Tout aussi important, les grands éditeurs français semblent vouloir rattraper leur retard et l’offre s’enrichit enfin après de longues tergiversations. Les prix sont encore délirants et une joyeuse confusion règne autour du rôle des libraires, mais la course est lancée.

Quoi qu’il en soit, dans l’immédiat, nous avons concocté ce que nous espérons être un solide numéro pour célébrer ce micro-jubilé.

Jean-Marc Agrati ouvre la marche avec Le punisseur, sorte de Vol au-dessus d’un nid de coucou qui se serait fait sodomiser par Bronson, le héros du film de Nicolas Winding Refn. Une petite merveille tirée de son nouveau recueil L’Apocalypse des homards, à paraître aux éditions Dystopia le 30 novembre.

À l’occasion de cette publication conjointe, un tirage au sort aura lieu le jour de la sortie du recueil parmi tous les acheteurs de ce numéro d’Angle Mort ; les cinq gagnants en recevront une copie numérique.

Rayon découverte, nous vous proposons Lauren Beukes, une jeune auteure sud-africaine dont les deux premiers romans ont fait sensation ; le second, Zoo City, a remporté le prix Arthur C. Clarke en 2010 et il est paru en français cet été chez Eclipse. On la découvre ici avec Porté disparu, une nouvelle viscérale sur les horreurs de la guerre et la déshumanisation qui l’accompagne.

Olivier Paquet enchaîne avec L’IA qui écrivait des romans d’a­mour, un récit sur la conscience, l’art, la science et la mort, ou comment revisiter le thème de l’intelligence artificielle avec une pointe d’humour et d’humanité.

Pour finir en beauté, Angle Mort a l’immense fierté de publier une nouvelle inédite d’un de ces maîtres du genre dont la rédaction se réclame : William Gibson. Dans Treize vues des bas-fonds, un texte paru en 1997, l’auteur dresse le portrait impressionniste d’une ville à travers une série de tableaux, avec une précision et une économie de moyen rares.

Quatre angles différents pour vivre la littérature de la rupture.

  1. 1Sarah Crown, « What the Booker prize really excludes », The Guardian, 17 octobre 2011
  2. 2Note du traducteur : en anglais, literature of recognition vs. literature of estrangement.
  3. 3Dans son magnifique essai sur la littérature de genre, « Trickster in a Suit of Light », in Maps & Legends (2008), dont nous n’avons malheureusement pas pu acquérir les droits.