Le collectif Angle Mort s’agrandit et travaille actuellement à la formation d’un comité scientifique international et interdisciplinaire, comprenant des chercheurs en sociologie, anthropologie, histoire des sciences, philosophie, ainsi qu’en physique et, peut-être, en biologie. Ceci fait suite à notre volonté de nous intéresser à des formes de sciences et d’arts qui comportent une forte part de spéculation, mais également de développer un dispositif expérimental où écrivains de science-fiction et chercheurs échangeront des textes, partageront des intérêts d’écriture, formuleront ensemble des problématiques. À cet égard, nous demandons aux écrivains de science-fiction qui seraient intéressés par ce dispositif de nous contacter.

Ce travail implique de profonds changements à la fois dans l’organisation de la revue et dans sa politique éditoriale. Comme vous pourrez le constater au sommaire de ce numéro, en plus des quatre nouvelles inédites que nous vous proposons, des interviews avec leurs auteurs et l’artiste de couverture, vous trouverez un article académique et un entretien avec une artiste spéculative.

Comme annoncé lors de notre précédent éditorial, notre objectif est de prendre la mesure de l’effectivité de la littérature de science-fiction sur le monde qui l’entoure, et plus précisément sur les activités scientifiques et artistiques. Ce qui réunit les chercheurs de notre comité scientifique d’une part, les écrivains, éditeurs et traducteurs de notre comité de lecture et de notre comité rédactionnel d’autre part, c’est une approche spécifique de la science-fiction. Nous sommes convaincus qu’elle est un outil d’investigation, une méthode pour explorer le monde. C’est pourquoi nous avions changé le sous-titre de notre revue à partir du numéro 10 pour passer de « Éclats d’imaginaire » à « Épreuves de réalité ».


L’épreuve de réalité est un concept issu de la philosophie pragmatiste américaine de Charles Sanders Peirce, William James et John Dewey, entre autres. Il a été récupéré puis redéfini par des sociologues français, tels que Bruno Latour, Luc Boltanski, puis plus tard Daniel Céfaï et Cyril Lemieux. Une épreuve de réalité est une situation au cours de laquelle le statut de tous les êtres qui y prennent part (qu’il s’agisse d’individus ou de groupes d’individus, de collectifs comme des classes sociales ou des États, d’êtres non-humains tels des objets matériels, des objets techniques, des animaux, des microbes, des particules, des ondes, ou encore des étoiles ou des planètes, etc.) est en cours de redéfinition. L’exemple que donne Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans leur ouvrage De la justification – devenu maintenant un classique de la sociologie française – est celui d’une usine dans laquelle un poste de travail est moins productif que les autres. Dans ce type de situation, les directeurs de l’usine vont mener une enquête afin de déterminer où se situe la source du problème. S’agit-il de l’ouvrier à ce poste qui n’est pas aussi performant qu’il devrait l’être ? S’agit-il de la machine sur laquelle il travaille qui ne fonctionne pas correctement ? Auquel cas il faudrait interroger l’employé qui s’occupe de la maintenance de la machine pour savoir s’il a bien fait son travail, mais également le fournisseur pour être sûr que le matériel était de bonne facture. Cette situation est une épreuve au sens où le statut des différents acteurs qui y prennent part (l’ouvrier en poste, l’employé de maintenance, la machine elle-même, le fournisseur de la machine) est en redéfinition. Peut-être que l’un de ces acteurs (qu’il soit humain ou non-humain) n’était pas à la « hauteur » de son statut. En outre, il s’agit d’une épreuve de réalité puisque ce qui est en jeu est la réalité des compétences de chacun de ces acteurs ; elle peut être soit renforcée, soit remise en cause. Une épreuve comporte donc un problème initial – qu’il s’agisse d’un trouble privé ou d’un problème public – et une enquête en vue de le résoudre. De ce point de vue, ce même concept peut être mobilisé pour analyser des situations qui prennent place dans des contextes extrêmement différents : des controverses scientifiques, des affaires politiques, des problèmes publics, des faits religieux, etc. Le travail des sociologues qui utilisent ce concept réside donc principalement dans la description des méthodes d’enquêtes et des étapes que suivent les différents acteurs d’une épreuve pour résoudre un problème et revenir à une situation de relative stabilité.


Pourquoi parler d’épreuves de réalité à propos d’Angle Mort ? Nous sommes convaincus que les récits de science-fiction, de par les techniques d’écriture qui les composent et la manière dont ils abordent certains thèmes, ont cette capacité de questionner et de mettre en jeu la réalité du monde qui nous entoure – ou du moins une réalité de ce monde. Les récits de science-fiction, en nous offrant une fenêtre sur d’autres mondes – des futurs spéculatifs ou des présents alternatifs –, en plaçant leurs personnages dans des situations de doute, en créant des êtres au statut parfois instable, étranges ou familiers, nous poussent à reconsidérer, à repenser la réalité qui est la nôtre. ils nous offrent des points de vue inédits sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour agir, et notamment sur lesquels s’appuient effectivement des scientifiques et des artistes contemporains pour travailler.


Dès lors, notre position éditoriale consiste à identifier des liens, des espaces d’échanges, d’emprunts et de mélanges – que ces espaces soient physiques, numériques ou conceptuels – entre les récits de science-fiction et l’activité de certains scientifiques et artistes. Nous constituons un comité scientifique afin de nous aider à identifier ces espaces et à comprendre quels sont les usages de la science-fiction qu’ils recouvrent, voire les usages dont les écrivains de science-fiction pourraient s’inspirer en retour. Cette démarche nous permet à la fois de rendre compte de l’effectivité de la science-fiction (ses usages pragmatiques dans d’autres sphères de la société que celui de la littérature elle-même) et de sa légitimité en tant que discipline à part entière productrice de connaissances. Cette approche intellectuelle du genre que nous revendiquons s’oppose à d’autres conceptions de la science-fiction comme celle d’une littérature figée et réactionnaire.


Dans ce numéro, vous trouverez, après la couverture de Bruce Riley et son interview, quatre nouvelles inédites. Chacune d’entre elles pose des problèmes très divers, relevant de l’expérience d’immigration (Aliette de Bodard), de la conception scientifique de la notion de « genre » au sens de gender (Raphæl Carter), de l’identité et de la place d’une personne âgée touchée par des troubles cognitifs irréversibles au sein de sa famille (Martin L. Shœmaker) ou encore de l’acceptation sociale et de l’autocontrôle (Jean-Marc Agrati). Il ne s’agit là que d’une façon de parler des textes que nous avons sélectionnés – et qui n’est peut-être pas la meilleure.

Vous trouverez également un article académique sur le rapprochement entre l’écriture de science-fiction et la forme d’écriture « scénario » adoptée par des scientifiques américains afin d’anticiper et de prévenir les dégâts liés à un conflit ou une catastrophe nucléaire pendant la guerre froide (Peter Galison). Puis nous vous proposons un entretien avec Joëlle Bitton à propos de ce qu’est le design spéculatif en nous présentant plusieurs prototypes.

Enfin, des interviews de Léo Henry et luvan, réalisées pour notre revue américaine jumelle Blind Spot, clôturent ce numéro 12.